Dans leur célèbre Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers élaborée pendant la deuxième moitié du dix-huitième siècle, Diderot et d’Alembert écrivent à l’entrée Imbiber (sic) : L’éponge s’imbibe d’eau. On imbibe d’huile une meche. La maniere physique dont se fait l’imbibition ne nous est pas toujours distinctement connue. Par quel méchanisme, si un fil trempe d’un bout dans un verre plein d’eau, & tombe de l’autre bout au-dehors du verre, fera-t-il fonction de siphon ; s’imbibera-t-il sans cesse d’eau, & en vuidera-t-il le verre ? Si ces petits phénomenes étoient bien expliqués, on en appliqueroit bien-tôt la raison à de plus importans. L’action d’imbiber ou de s’imbiber s’appelle imbibition, terme que les Alchimistes ont transportés dans leur art, où il n’a aucune acception claire. Puis, ils notent : Cette opération est peu en usage dans les travaux ordinaires de la Chimie. On l’emploie dans quelques arts chimiques ; par exemple, dans la préparation de l’orseil, du tournesol, & de quelques autres fécules colorées, dans laquelle on imbibe avec de l’urine les plantes desquelles on travaille à les extraire.
L’on connaît les liens étroits entre l’art et l’alchimie ; aussi la distinction opérée par ces brillants auteurs entre l’usage de l’imbibition dans quelques arts chimiques plutôt que dans le Chimie elle-même, et dans l’Alchimie, où elle n’a aucune acception claire titille agréablement les amateurs d’art que nous sommes… suffisamment pour en faire le thème d’une de nos semaines thématiques, alors qu’il semble que l’imbibition a été très peu étudiée dans ce champ en tant que telle, coincée quelque part entre les taches et l’empreinte…
Pourtant, c’est en remontant à Victor Hugo et peut-être même à Leonard de Vinci que l’usage de l’imbibition dans le dessin et l’art peut livrer certains de ses secrets ; c’est en effet en l’imbibant que le liquide dessine des taches dans le mur, dont la liquéfaction générale des contours (pour reprendre la splendide expression de Bernard Lamarche-Vadel à propos de Jean Raine) est propice à toutes les rêveries : Si tu regardes des murs souillés de beaucoup de taches ou faits de pierres multicolores, avec l’idée d’imaginer quelque scène, tu y trouveras l’analogie de paysages au décor de montagnes, rivières, rochers, arbres, plaines, larges vallées et collines de toute sorte. Tu pourras y voir aussi des batailles et des figures aux gestes vifs et d’étranges visages et costumes et une infinité de choses que tu pourras ramener à une forme nette et compléter. Et il en va de ces murs et couleurs comme du son des cloches ; dans leurs battements tu trouveras tous les sons et les mots que tu voudras imaginer.
Le génie de Leonard se niche entier dans ce mouvement de l’esprit : ramener à une forme nette le contour informe de souillures… Grand imbibiteur, dont les encres liquides préfigurent autant le Surréalisme que l’abstraction, Victor Hugo les évoque également, dans L’Homme qui rit : Sous de certaines souilles violents du dedans de l’âme, la pensée est un liquide. Elle entre en convulsions, elle se soulève, et il en sort quelque chose de semblable au rugissement sourd de la vague. Flux, reflux, secousses, tournoiements, hésitations du flot devant l’écueil, grêles et pluies, nuages avec des trouées où sont des lueurs, arrachements misérables d’une écume inutile, folles ascensions tout de suite écroulées, immenses efforts perdus, apparition du naufrage de toutes parts, ombre et dispersion, tout cela, qui est dans l’abîme, est dans l’homme.
Compagnon de route et historien du Surréalisme, Sarane Alexandrian a lui-même établi cette filiation, donnant ainsi un début de légitimité artistique à l’imbibition : Ernst n’a cessé de se référer à l’exemple que donne Léonard de Vinci, dans son traité de peinture, d’un mur sur lequel on a jeté une éponge imbibée de couleurs différentes, formant une tache où l’on peut voir des têtes humaines, divers animaux, une bataille, des rochers, la mer, des nuages, des bosquets, autre chose encore. Il explique à son interlocutrice : -… Dans ce que j’appelle décalcomanie, il y a une part d’automatisme et une part de hasard. Cependant, la personnalité s’y marque, de même que dans l’écriture. Dans l’opération qui peut sembler hasardeuse, la main est guidée par on ne sait quelle intuition vers une forme ressemblante, non pas ressemblante à quelque chose, mais aux formes qui me hantent et que je hante. […]. Le difficile est de maintenir son aptitude à voir. Que ce soit chaque fois une découverte.