"Grilles" est le titre d’un essai majeur, paru initialement en 1979 puis traduit en français en 1981, dans lequel l’historienne de l’art Rosalind Krauss instruit le procès de la grille, stipulant que si les artistes modernes ont adopté ce motif, parce qu’il est frontal, neutre et sans référence au passé, propice en somme à une tabula rasa dévastatrice, qui aurait vidé l’art de son sens, au profit d’un rappel à l’ordre rétinien. Au début de ce siècle, écrit-elle, une structure formelle commença à apparaître, d’abord en France puis en Russie et en Hollande, structure qui est depuis lors restée emblématique de l’ambition moderniste des arts visuels. Apparaissant dans la peinture cubiste d’avant-guerre et devenant par la suite plus rigoureuse et plus manifeste, la grille annonce, entre autres choses, la volonté de silence de l’art moderne, son hostilité envers la littérature, le récit et le discours. Comme telle, la grille a fait son travail avec une efficacité frappante. La barrière qu’elle a abaissée entre les arts visuels et ceux du langage a presque totalement réussi à emmurer les premiers dans le domaine de la seule visualité et à les défendre contre l’intrusion de la parole. Les arts ont bien sûr chèrement payé ce succès, car la forteresse qu’ils ont construite sur les fondations de la grille a de plus en plus pris l’allure d’un ghetto. De moins en moins de voix provenant de l’establishment critique se sont élevées pour soutenir, apprécier ou analyser les arts plastiques contemporains.
On peut même avancer que, dans toute la production esthétique moderne, aucune forme ne s’est maintenue avec autant d’acharnement, tout en restant aussi imperméable au changement. Ce n’est pas seulement le nombre de carrières vouées à l’exploration de la grille qui est impressionnant, mais le fait qu’une exploration n’aurait jamais pu choisir terrain moins fertile. Ainsi que l’expérience de Mondrian le démontre clairement, le développement l’expansion, l’extension, la transmutation, est précisément ce à quoi la grille résiste. Bien que les critiques modernistes et les historiens de l’art insistent pour dire que l’œuvre de Mondrian est un prodige de diversité, à l’intérieur des limites strictes qu’il s’est imposées, cet argument n’est que vœu pieux, émanant d’une position de défensive. Après avoir admis la grille comme substance et sujet de son art, Mondrian continua pendant quinze ans à refaire essentiellement la même œuvre. Pourtant, personne ne semble avoir été découragé par cet exemple, et la pratique moderniste continue à engendrer toujours plus d’exemples de grilles.
À rebours de l’attaque antimoderniste des grilles d’une Rosalind Krauss, avec le sens de la contradiction qui nous caractérise (il faut toujours penser contre, y compris contre soi, et contre son cerveau, pour le philosophe Gaston Bachelard: La pensée scientifique moderne réclame qu’on résiste à la première réflexion. C’est donc tout l’usage du cerveau qui est mis en question. Désormais le cerveau n’est plus absolument l’instrument adéquat de la pensée scientifique, autant dire que le cerveau est l’obstacle à la pensée scientifique. Il faut penser contre le cerveau), cette nouvelle semaine est entièrement placée sous le signe de la Figuration Narrative et du cinéma, signe que les grilles peuvent, dans l’image, s’avérer d’extraordinaires moteurs de récits… Dévoilant tout en dérobant au regard, entravant mais en laissant circuler, les grilles matérialisent en effet des passages, des failles qui peuvent devenir autant de catalyseurs ou d’accélérateurs dans la narration. On a pu voir un aboutissement de cet apologue dans l’extraordinaire exposition Enfermement, organisée par le critique d’art et romancier Bernard Lamarche-Vadel à la Maison Européenne de la photographie en 1999, accompagnée par l’ouvrage "Comment jouer Enfermement", qui entendait souligner la dimension claustrale de toute représentation: La photographie est un art d’incarcération… Des conserves de Niepce à l’avoir dans la boîte de n’importe quel photographe contemporain, l’image photographique a toujours été pensée par les photographes eux-mêmes, telle une perception mise en détention. Forts de cette conscience de leur acte, de nombreux photographes inventent dans leurs images, la représentation ou la métamorphose de cette incarcération. Prisons, cloîtres, hôpitaux, ou labyrinthes certes forment la maitrise de ce constat. Mais surveiller et enfermer dans l’époque contemporaine débordent de tels bâtiments. Les photographes mieux que d’autres, apportent les indices et les images, les éléments d’un constat; l’enfermement poursuit son cours, devenu le projet du monde sur le monde dans la religion planétaire du chiffre. En souhaitant que l’organiser soit y résister, cette exposition conçue telle une balade ou une poétique de l’enfermement, de cette manière prétendrait aussi à un regard moral.